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«L’Atelier du roman est né d’un amour littéraire»

Couverture du n°76 de la revue L'Atelier du romanL’Atelier du roman [1], revue trimestrielle consacrée au roman, a été créée en 1993 par Lakis Proguidis, auteur de plusieurs essais sur le roman. Chaque sommaire s’articule autour d’un dossier ayant pour thème un roman, un romancier, un pays ou une question littéraire. Y figurent également les rubriques «À la une» et «De près et de loin», des articles de critique, des textes de création dans «Les cahiers de l’Atelier», un entretien avec un romancier, des chroniques. Avec le numéro 76, la revue fête ses vingt années d’existence. Merci à Lakis Proguidis de nous avoir accordé cet entretien et d’avoir pris le temps de sa relecture.
Dominique Dussidour.

 

Lakis Proguidis, pouvez-vous nous raconter comment est né L’Atelier du roman, seule revue de littérature, à ma connaissance, entièrement consacrée au roman?
Passé le cap des trente ans, je suis tombé amoureux de l’œuvre romanesque de Witold Gombrowicz. Et comme cela arrive avec tous les amoureux du même genre, j’ai aussitôt commencé à m’intéresser à la vie de l’auteur. J’ai alors appris, entre beaucoup d’autres choses s’entend, que Gombrowicz considérait les cafés littéraires comme des lieux essentiels à la vie littéraire. Dans son Journal il revient plusieurs fois sur la question. Il fréquentait les cafés littéraires de Varsovie avant la guerre. Il avait essayé d’en fonder quelques-uns à Buenos Aires durant sa période argentine. Quand il est venu s’installer en France, en 1964, il a constaté, à sa grande déception, que le temps des cafés littéraires avait pris fin.
En 1987 je me suis mis à écrire un essai sur les romans de Gombrowicz [2]. C’est durant sa rédaction que j’ai senti que je devais faire quelque chose – oui, les amoureux ont des devoirs – pour remédier à la déception de Gombrowicz. Faire quoi? Un café littéraire? J’étais amoureux, pas fou… Et si je faisais une revue littéraire investie de l’esprit des cafés littéraires d’antan, une revue qui fonctionnerait comme un café littéraire? Voilà l’idée.
Qu’est-ce qu’un café littéraire? C’est un lieu où l’on se retrouve régulièrement pour discuter, échanger, prendre des nouvelles des autres et en donner, rire et plaisanter tout en buvant du vin et fumant des cigarettes, entre collègues de travail, en l’occurrence entre écrivains. L’Atelier du roman est né de ce désir de créer un espace de rencontre avec des praticiens du roman. Pour créer un café littéraire, il faut des habitués. Sur ce point j’ai eu de la chance. J’ai assisté, de 1981 à 1993, au séminaire sur le grand roman centre-européen (Kafka, Broch, Déry, Gombrowicz, Kis…) que Milan Kundera a tenu à l’École des hautes études en sciences sociales. En 1992, quand j’ai entrepris avec l’aide d’Yves Hersant, directeur d’études à la même École, les premières démarches pour trouver un éditeur, j’ai aussi exposé à Kundera et à quatre étudiants mon intention de fonder une revue consacrée au roman. L’enthousiasme et le soutien furent immédiats. Ainsi est né le premier noyau des collaborateurs et des amis de la revue, noyau qui reste toujours actif.
Depuis, il a été considérablement élargi. Aujourd’hui nous comptons près de cinq cents écrivains du monde entier qui ont publié des articles dans L’Atelier du roman.

Pourquoi cet intitulé: atelier du roman?
On parle d’atelier pour les peintres mais quel mot employer pour le lieu où travaillent les écrivains? Gombrowicz est le romancier qui m’a poussé à devenir essayiste et, dans la première partie de mon essai, je parle déjà de son «atelier». L’idée était de ne pas «étudier» son œuvre dans le contexte de la littérature slave – ce qui se fait presque exclusivement – mais dans le contexte de son art – ce que nous faisons toujours avec les grands peintres, les grands musiciens, etc.
Le mot repris dans le titre veut dire principalement que, dans cette revue, le roman n’est pas traité comme un objet d’étude, comme cela se fait à l’université, ni comme un produit du marché littéraire, comme cela se fait dans les pages littéraires des journaux. L’«atelier» du roman est un lieu où le roman est traité comme un art universel vivant, à savoir comme un art qui a son passé, toujours à reprendre, son présent, toujours mystérieux, énigmatique, et son avenir, toujours risqué.

Et pourquoi le roman?
Parce que les questions liées à l’émergence, à l’histoire, à l’esthétique et à la surproduction actuelle des œuvres romanesques sont si vastes et si passionnantes que le roman mérite, à mon avis, d’être traité à part.
À l’école on nous apprend à réciter des poèmes, à jouer des pièces de théâtre. On expérimente ainsi, matériellement, physiquement, pour soi et devant les autres, ce qu’est l’acte de poésie, ce qu’est l’acte théâtral. Mais du roman on n’expérimente rien. On lit des extraits de romans, on les décortique, on les analyse, on les commente… on tourne autour, c’est tout. Pourtant le roman est un art en soi, au même titre que la poésie et le théâtre, un art d’une importance égale à la poésie initiée par Homère, à la tragédie initiée par Eschyle. C’est à la fois une création historique et une conquête esthétique qui a formé l’imaginaire du monde sorti des Temps modernes. Le roman n’a pas toujours existé. Il n’est pas anthropologiquement inné à l’homme, il n’a pas paru spontanément dès l’aube de la civilisation. Il est précédé par d’autres formes artistiques. À un moment il apparaît dans l’histoire d’un peuple, d’un pays, auquel il s’incorpore et dans lequel il se fond comme forme narrative. Le roman s’apprend, se travaille, pour le romancier comme pour le lecteur. Pourquoi l’école puis l’université ne se décident-elles pas à considérer le roman dans sa spécificité artistique?
En Occident le roman se constitue comme art autonome de grande envergure aux alentours du XVIe siècle. Il hérite à la fois des «mystères», des «drames liturgiques», de la Chanson de Roland, de la littérature courtoise… de toute l’histoire de la littérature qui l’a précédé. Mais il n’est pas, pour ainsi dire, la suite logique, attendue de ces formes artistiques. D’ailleurs, il ne naît pas partout au même moment et il se développe à son rythme, en Angleterre au XVIIIe siècle, en Russie au XIXe, etc. Le roman apparaît à une certaine époque dans un ensemble de pays dont les sociétés connaissent le même développement historique, politique et culturel. Le roman n’est pas le fait d’un individu qui se découvrirait des aptitudes particulières à une nouvelle forme de narration. Il répond au désir d’une société qui a besoin de cette forme, la forme romanesque, pour se dire, pour s’exprimer, une société qui attend qu’on raconte son histoire de cette façon-là, par le biais du roman, même si elle n’en avait pas clairement conscience auparavant. Et il répond à certaines conditions civilisationnelles, socio-politiques et socio-économiques. Le roman porte une voix collective, celle d’une société composée de sujets libres telle qu’elle commence à prendre corps avec les Temps modernes, ou post-renaissants. Les romanciers sont les aèdes que le peuple de ces sociétés-là désire entendre, à qui il accorde sa confiance parce qu’ils sauront raconter son histoire. Cet élément est plus important, plus intéressant que l’expérience individuelle, psychologique, de tel ou tel individu qui écrit. Un roman n’arrive jamais seul. À partir du moment où le roman se constitue réellement comme art autonome, d’autres romans sont écrits. Un romancier arrive en même temps ou presque que d’autres romanciers, il travaille en leur compagnie et dans l’écho de leur travail.

Qu’entendez-vous par «forme romanesque»?
À cette question je réponds souvent, par provocation, que le personnage est la forme même du roman et que chaque roman expérimente, crée sa propre forme. L’acte de Raskolnikov tuant une vieille femme – je suis jeune, elle est vieille = elle a fait son temps – est une expérience romanesque unique. Sans le roman de Dostoïevski nous ne saurions rien de la rationalisation du vivant qui prend, de nos jours, des allures de catastrophe anthropologique. Dostoïevski raconte une expérience humaine située dans la Russie de son temps. Et pourtant elle est prémonitoire des temps à venir. Elle annonce la conception utilitariste de notre époque vis-à-vis du temps, de la nature et de nos semblables. Un personnage comme Don Quichotte existe même pour ceux qui n’ont pas lu le roman de Cervantès. Les personnages de romans ne meurent jamais, même morts romanesquement ils restent vivants. Pour le romancier puis pour le lecteur, l’expérience romanesque est un «vivre-avec» tel ou tel personnage, «vivre-avec» Raskolnikov, Emma Bovary, Pantagruel, partager romanesquement leur expérience, leur aventure, leur vision du monde, dont nous ne saurions rien sans les romanciers qui les ont créés, sans la «forme romanesque» qui les transporte et les fait pousser dans notre for intérieur.
Il y alors autant de formes romanesques particulières que les personnages romanesques qui hantent notre imagination. Ce qu’elles ont en commun c’est que toutes se réfèrent au même art.

Trois numéros de L’Atelier du roman ont pour thème: «La critique a-t-elle besoin des romanciers?» Cette interrogation renverse l’image commune des romanciers en quête de légitimité critique, et rappelle ce que dit Döblin quand il parle d’«acte de légitime défense» pour qualifier la réflexion des romanciers sur leur propre travail.
Oui, c’est exactement cela, «un acte de légitime défense» [rires]. Le numéro 6 a porté sur la critique à teneur et à vocabulaire soi-disant scientifiques, le numéro 27 a analysé les pages littéraires de trois quotidiens français (Le Figaro, Libération, Le Monde) qui ne s’attachent, en fait, qu’à l’actualité éditoriale, le numéro 46 a abordé la critique universitaire. Un quatrième est en gestation. Il réfléchira sur le temps de la création et le temps de la critique. On sent que la société s’efforce de plus en plus de soustraire à chacun de nous le temps disponible pour des activités «inactuelles». Chacun s’en plaint. On n’a plus le temps de lire, plus le temps d’écrire, de créer, plus le temps de réfléchir. Le temps de la création artistique constitue un îlot de résistance contre le rythme effréné du marché généralisé, c’est un temps de recherche actif et non pas un temps de consommation passive. Ceux qui exercent la profession de critiques semblent ne plus avoir, eux non plus, le temps de lire et de réfléchir à ce qu’ils lisent. Un livre chasse l’autre, les livres n’arrêtent pas de tomber dans l’oubli culturel et éditorial. Ils ne sont reliés à rien, comme si chaque livre procédait de lui-même, à la fois sans passé et donc sans avenir. Mais le passé n’est pas passé, il appartient au présent qu’il traverse et nourrit. L’ignorer c’est vouloir chasser l’expérience humaine hors de sa propre histoire, c’est-à-dire hors de ce qui constitue l’humanité, le temps historique.

La revue ouvre régulièrement le débat sur les relations qu’entretient le roman avec les autres arts du langage: le roman et la poésie à propos du beau, le roman et la philosophie dont vous parlez comme d’«un rendez-vous manqué», le roman et le théâtre autour de la notion de personnage, les « affinités électives » entre le roman et l’essai.
La curiosité des romanciers est une de leurs qualités les plus remarquables. Ces dialogues sont nécessaires en raison de la grande capacité du roman à intégrer, absorber toutes sortes de langage: poétique, philosophique, théâtral, etc. – réciproque qui est rarement à l’œuvre, hélas. Et ils donnent des éléments pour la définition du roman en aidant à cerner sa spécificité comme art autonome.

L’Atelier du roman dialogue avec d’autres revues littéraires qui paraissent en Europe, au Canada, certains numéros sont consacrés à un pays: le Portugal, l’Islande, l’Irlande, l’Amérique latine, le Québec, la Roumanie…
En vingt ans la revue a publié les textes de près de cinq cents écrivains, pour moitié des écrivains français, pour l’autre moitié des écrivains francophones écrivant en français, ainsi Massimo Rizzante en Italie, Marek Bienczyk en Pologne, Isabelle Daunais au Canada, Boniface Mongo-Mboussa pour le Congo-Brazzaville, etc. Le projet n’est pas de promouvoir des littératures nationales mais de comprendre, d’approcher ce qu’a de spécifique l’art romanesque dans tel ou tel pays. Le mot roman ne se traduit pas partout à l’identique. En polonais, il inclut l’idée de «fourre-tout», de bric-à-brac de propos décousus, dépourvus d’ambitions «poétiques». En Roumanie, on y entend le ricanement de l’autodérision. Une définition générale du roman devrait inclure toutes ces spécificités «nationales» [3]. Et on ne devrait pas se satisfaire de dire, comme on l’a entendu quand ils ont reçu le prix Nobel de littérature, de Naguib Mahfouz qu’il est «le Zola du Nil», d’Ivo Andric qu’il est «le Balzac des Balkans», comme si l’Égypte, les Balkans n’avaient fait qu’adopter ou emprunter une tradition littéraire étrangère à leur propre histoire.
Quant à la question épineuse du français dans le monde, L’Atelier du roman a à cœur de défendre la francophonie non pas comme un territoire géopolitique – sans nier que celui-ci existe, bien sûr, et qu’il résulte d’une longue histoire de guerres et de colonisations – mais comme un espace géolittéraire où des individus, indépendamment de leur appartenance nationale, utilisent le français pour créer et pour commenter les œuvres de leurs confrères.

La Grèce figure plusieurs fois au sommaire…
Trois romanciers grecs ont fait chacun l’objet d’un dossier dans un numéro de la revue: Papadiamantis [4], Kiourtsakis dont le deuxième volume de la trilogie romanesque vient de paraître chez Verdier [5], et Kazantzaki qui est le seul à avoir une audience internationale mais qui reste, dans le domaine du roman grec, un cas isolé. Je viens de dire que tous les pays n’entrent pas dans l’ère du roman comme art autonome au même moment. Je crois que la Grèce n’y est pas entrée. Il y a de nombreux et excellents auteurs de nouvelles mais aucun romancier n’a encore servi de «locomotive» à une génération de romanciers. La Grèce est avant tout un pays de poésie. Un recueil de poésie y atteint facilement des tirages de deux mille exemplaires, dans un pays de dix millions d’habitants c’est énorme!

Pendant quatorze années L’Atelier du roman a organisé les «Rencontres de Nauplie». Des écrivains se réunissaient autour d’un thème défini à l’avance et leurs communications donnaient lieu, ensuite, à publication dans la revue. Ces rencontres ont pris fin après quatorze années d’existence, que s’est-il passé?
C’est un acte politique. L’Europe est désormais divisée en deux espaces: des pays qui sont les maîtres et qui décident de tout, des pays qui sont des esclaves et n’ont d’autre choix que se soumettre. La Commission européenne est la «chambre obscure» où se prennent les décisions qui organisent la vie des citoyens européens. Les Rencontres de Nauplie sont nées d’un immense espoir d’échanges culturels entre des partenaires égaux, entre des peuples libres qui, chacun à sa manière, contribueraient à la construction de la maison commune européenne. Mais dans un cadre comme celui d’aujourd’hui où coexistent des pays qui dictent leurs volontés et des pays humiliés, à quoi bon entretenir l’illusion des échanges intellectuels? Cela reviendrait à accepter et à camoufler cet état de fait. C’est pourquoi nous avons décidé d’y mettre fin. Mais sans doute reprendront-elles ailleurs, sous une autre forme, une forme en réponse au virage antidémocratique de l’Europe actuelle.

Et pour les vingt années à venir…
L’Atelier du roman travaille sur le long terme. Ses dossiers s’élaborent au cours de réflexions, de lectures, de discussions menées en commun pendant au moins cinq années avant de devenir le thème d’un numéro. Cela s’organise de cette façon: quelqu’un nous convainc que c’est un romancier, une œuvre, un thème dont il est important de parler… alors nous lisons, nous réfléchissons, nous discutons.
J’aimerais beaucoup que nous explorions, dans les années à venir, l’Afrique romanesque.
L.P. et D.D.
15 janvier 2014

[1] La revue L’Atelier du roman est publiée par les éditions Flammarion.
[2] Lakis Proguidis a publié Un écrivain malgré la critique. Essai sur l’œuvre de Witold Gombrowicz (Gallimard, 1989).
[3] Le numéro 22 (juin 2000) intitulé Il était une fois l’Europe a consacré son dossier à ce thème: «Roman: un art, plusieurs noms».
[4] Lire La Conquête du roman. De Papadiamantis à Boccace de Lakis Proguidis (Les Belles Lettres, 1997).
[5] Le Dicôlon de Yannis Kiourtsakis a paru chez Verdier en 2011, Double exil paraît en janvier 2014 chez le même éditeur.

 

Lire l'article sur le site: Remue.net

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